Autour de la devise : "Liberté, Egalité, Fraternité"

Les révolutionnaires français de 1789 ont cherché un sens à la nouvelle société qu’ils souhaitaient créer et l’ont exprimé à travers ces trois mots : liberté, égalité, fraternité. Cette devise, inspirée de l’article 1 de la déclaration des droits de l’homme « tous les hommes naissent libres et égaux en droit », fut transformée en dogme gravé dans la pierre et a dérapé dans la terreur. Notre histoire dramatique jusqu’au 20ieme Siècle nous a appris que les idéaux de liberté et d’égalité sont incompatibles et que leur mise en œuvre entraine, soit le développement d’égoïsmes forcenés, soit le totalitarisme. Et que dire de cet idéal : « tous frères », qui nie dès le départ l’existence d’un Père ? Meurtris par les horreurs du siècle dernier, les hommes ont inventé la notion de solidarité, qui a permis d’éveiller les esprits à la nécessité d’une société plus juste, plus équilibrée, en remplacement de cette fraternité qui, sans éveil spirituel, n’a aucun sens. Cette notion est parvenue à ses limites, et même si internet lui a donné un formidable élan, par la prise de conscience d’une responsabilité planétaire, nous voyons bien la dérive actuelle de notre monde. Il résiste aux bonnes volontés qui cherchent à le sauver de la destruction. Parce que nous ne changeons pas le monde par la volonté. Comme nous ne nous transformons pas nous-mêmes par notre propre volonté, nous ne changeons notre entourage et le monde par simple vouloir, même si celui-ci est juste. Nous avons toujours ce même comportement qui consiste à vouloir soumettre tout ce que nous considérons comme autre que nous-mêmes à notre propre volonté, sans percevoir cet indicible mystérieux qui nous relie… Dans ce désir que cet autre - qui peut être le monde dans son ensemble - change, nous nous posons comme extérieur à lui. Nous nous coupons de lui car nous sommes révoltés, nous ne supportons plus ses injustices, ses souffrances, ses crimes. Nous nous isolons, parfois nous partons vivre dans un lieu solitaire, espérant échapper à la respiration planétaire. Or la terre est d’un seul et même tissu vibratoire, traversée par un seul et même souffle cosmique. Nous arrivons à ce constat : aucune transformation ne peut venir de l’extérieur, imposée par nous-mêmes ou par d’autres, encore moins imposée par des hommes politiques sans conscience, qui soumettent l’homme à leurs obsessions du tout économique, du tout marchandise, du tout lisse… Dans cette construction programmée de détournement de la vie, les hommes de pouvoir nous réduisent à n’être que des agents de consommation et des outils de production. Tous ces usurpateurs nient la vie, son élan créatif, sa fantaisie, sa légèreté, sa liberté… nous soumettent à un marché de dupes : confiez-nous votre liberté, dans ce « paradis » d’égalité consumériste, et vous aurez plus de sécurité… Mais nous-mêmes, aimons-nous suffisamment ce monde ? Pas seulement ses merveilles, mais aussi ses tourments ? Rencontrons-nous vraiment l’autre, cet inconnu qui vient ébranler nos certitudes, ou le « supportons » nous seulement ? Sentons-nous vraiment ce qui relie tout le vivant ?

Nous sommes à la recherche perpétuelle d’un équilibre entre la liberté à laquelle aspire tout être humain (qui n’est pas la liberté intérieure du sage ou du mystique) et l’égalité sans laquelle aucune structure sociale ne peut tenir. Selon que l’une ou l’autre est privilégiée, nous expérimentons toujours le conflit, l’exacerbation de l’égocentrisme ou la destruction de toute créativité. Ce n’est pas l’égalité des droits et des devoirs dont nous parlons, qui, elle, est indispensable, mais l’utopie égalitaire qui nie les différences, tue la créativité si « dérangeante », rejette la nouveauté, l’inconnu, et finalement crée la peur de l’autre. Dans un système égalitaire, il n’y a plus de transformation intérieure possible, car plus aucune rencontre véritable de l’autre, et donc plus aucun accueil possible de ses différences, ni plus aucun accueil du dynamisme vital, foisonnant, exubérant, imprévisible, de la créativité universelle qui nous traverse. Au final, c’est l’amour qu’on tue.

Il est parfaitement vain d’essayer d’établir et d’harmoniser la liberté et l’égalité sociale sans une profonde compréhension de la nature véritable de l’être humain. C’est elle seule qui nous fera vivre dans une vraie fraternité, celle de la conscience d’une seule et unique Présence en chacun de nous. La fraternité est au cœur de la conciliation entre liberté et égalité. C’est cette conscience qui laisse l’autre libre d’exprimer qui il est dans toute sa créativité et son unicité. C’est cette conscience qui permet de ressentir que mes émotions, mes souffrances, sont communes à celles de toute l’humanité et que toute blessure infligée à l’autre est également infligée à moi-même.

Derrière ce monde respire un autre monde, une autre réalité. Ces deux mondes sont reliés. Par le Souffle qui traverse le vivant. Dès que nous nous tenons dans la conscience de cette énergie cosmique puissante, nous devenons cette énergie. Dès lors où se trouve la séparation d’avec l’autre, d’avec le monde, qui crée tant de souffrances ? Nous sommes totalement dans l’immense plénitude de la vie, dans l’intense créativité de son énergie. Nous sommes totalement vivants, en accord avec la situation du moment. Ce secret de l’invisible reliance ne peut être cherché dans le temps historique, celui qui détruit ce qui est créé, et dont l’accélération du rythme nous laisse déconcertés, amorphes ou désespérés. Ce temps est le fait de la pensée, le vecteur de tous nos désirs et de nos projections mentales. Notre monde pourra t’il se transformer tant que l’être humain s’inscrira entièrement dans ce temps, dans la progression historique considérée comme un facteur de nouveauté permanente ? La nouveauté ne dépend pas d’un déroulement temporel, où les évènements se succèdent aveuglement. Notre conception linéaire de la vie, qui accorde à chaque fait historique une valeur sacralisée de nouveauté, nous entraine dans une fausse croyance en un progrès infini qui épuise la terre comme il nous épuise. Cette historicité des faits qui se succèdent de façon arbitraire à nos yeux, inintelligible, qui nous écrasent par leur poids de drames, de souffrances collectives, exerce sur l’humanité une pression terrible, désespérante. Cette pression de l’histoire laisse peu de possibilités à l’être humain pour écrire sa propre vie, pour retrouver un autre temps, tout intérieur, où il a la liberté essentielle, celle d’être le créateur de sa propre « histoire », qui prend appui sur la Présence en lui, en Laquelle est toute force de vie. Il s’agit de naître à cette intelligence de nos profondeurs, qui n’est pas celle de l’intellect, mais celle où vibre depuis toujours l’être authentique qui nous habite, afin de pénétrer le sens des évènements derrière leur apparence factuelle et parfois douloureuse. Celui qui est étranger à lui-même, à son être intérieur, qui a perdu le contact, ne peut qu’errer dans ce monde confus, désacralisé, coupé d’avec ce qui le fonde. Il survit dans un chaos généralisé, qui déchaine des radicalités extrêmes, angoissé par la perte totale des valeurs, enfermé dans une absence mortifère d’intelligence neuve, sans possibilité de sentir l’autre monde qui respire derrière. Si nous n’occupons pas en conscience notre propre espace intérieur, nous ne pouvons qu’errer dans ce labyrinthe temporel que représente notre monde. Tant que nous restons des spectateurs passifs et donc consentants de la gigantesque entreprise de divertissement orchestrée, minutieusement programmée, nous sommes prisonniers de ce monde-ci, artificiel, incapables de ressentir une Présence subtile qui engendre la vie à chaque instant, qui nous engendre, êtres humains, animaux, plantes, étoiles, dans un même élan d’amour. Nous demeurons incapables de nous poser la question de notre nature véritable, de l’essence de la vie. Nous demeurons coupés de cet élan créateur cosmique, complices de ceux qui s’acharnent à le paralyser, hommes de pouvoir étrangers à leur espace de conscience.

Ne sommes-nous pas des êtres responsables, matures, qui nous sommes engagés, en nous incarnant, à prendre soin de la vie ? Prendre soin de la vie, c’est se comporter, non en êtres factices, mais en êtres authentiques. C’est prendre conscience que nous nous satisfaisons d’un personnage de surface, influencé par nos origines familiales, sociales. C’est voir que nous menons notre vie selon des critères imposés de l’extérieur, basés sur le paraître et l’efficacité économique. Prendre soin de la vie, c’est refuser de devenir un simple spectateur de sa propre vie, repu d’images, à la fois passif et compétitif… Un être responsable ne capitule pas devant cet ordre mortifère qui abolit nos aspirations de solidarité, de justice, mais aussi de créativité, de fantaisie, et nous réduit avec violence à n’être qu’un homo economicus au cœur froid. Un être responsable est exigeant dans l’observation de ses pensées, de ses comportements, dans la remise en question de ce qui n’est pas lui. Il se pose la question : qui suis-je véritablement ? Suis-je un être de bonté, de sagesse ? Quel est le potentiel d’accomplissement qui m’a été dévolu au commencement ? C’est cette attention à soi, exigeante et bienveillante, cette présence unique à soi, qui fait de chacun de nous un être pleinement vivant, accomplissant son voyage divin. Un être responsable a compris que le libre-arbitre laissé à l’homme lui permet de discerner avec conscience la vibration de Vie parmi les mille possibles que son esprit peut créer en ce monde. Un être responsable est celui qui donne sens à son pèlerinage sur terre et comprend ce qu’il expérimente. Il se sent libre, libre d’une liberté intérieure, la seule qui compte, celle qui accueille, au sein d’un espace intérieur qui s’ouvre toujours davantage à ce qui est présent. C’est cette ouverture qui conduit à une intelligence libérante. Cette liberté ne connait ni règle, ni laxisme. C’est une terre de rigueur et d’amour infini. Seul l’amour peut discerner ce qui est vrai, ce qui est juste. Amour et connaissance sont indissociables. La liberté ne consiste pas à choisir mais à connaitre, directement, spontanément, ce qui est en accord total avec la situation présente et à s’y engager avec responsabilité. Cette liberté d’accueil, de réponse spontanée à ce qui vient, n’est possible que dans un abandon de l’ego. C’est la liberté d’une conscience vaste, qui porte en elle toute l’humanité passée et à venir, et plus encore… L’accueil à ce qui est n’est pas une attitude passive, n’est pas non plus ce carpe diem hédoniste, un peu superficiel, de ceux qui n’ont pas la conscience d’un temps si vaste que son découpage mental en passe-présent-futur en est aboli…

Un constat s’impose : le changement est intérieur. C’est la seule voie. Il n’y en a pas d’autre. Et ce changement intérieur, même si parfois nous avons besoin de retraite silencieuse, se fait au milieu du monde, de ses souffrances, de ses tourments, de ses haines, dans le vécu de cette violence politique et économique qui finit par rendre l’être humain absurdement superflu. Si je dresse un mur pour ne pas voir la laideur, je limite l’espace de ma conscience, je le réduis à mon seul univers égotique et égoïste. Ouvrir notre conscience comme un vaste champ d’accueil qui vibre de tout ce qui existe… Dans la clarté de notre espace sans limite se trouve notre capacité à voir que tout est relié. C’est cette présence à soi, dans une conscience ouverte à tout ce qui vient à notre rencontre, à tout ce qui touche notre regard intérieur, qui nous permet d’accomplir pleinement notre destinée humaine, d’habiter notre vie. Chaque instant vécu dans cette attention est notre point de contact avec la réalité ultime de notre être fondamental. Sans cette pénétration en notre cœur, nous sommes égarés, exilés en un monde que nous rendons chaotique, absurde. Le mystère de la création originelle du monde est dans notre cœur. Dans notre cœur aussi qu’a lieu la rencontre du Principe divin avec Lui-même. Tant que nous la refusons, nous ne sommes pas pleinement vivants et répandons la mort sur la terre.

La vraie transformation se déroule dans notre intériorité. D’abord. Ensuite seulement, elle se manifeste extérieurement. Tant que nous vivons de l’extérieur nos expériences, elles nous apparaissent fragmentées, sans fil unificateur, sans sens véritable. Tant que nous partons à la conquête de l’univers alors que notre espace intérieur, notre propre cosmos, nous est inconnu, nous continuons à vivre dans les ténèbres, dont le chaos du monde, que nous sommes incapables de maîtriser, est le reflet. Tant que nous demeurons dans l’ignorance de ce qui nous fonde comme de ce qui fonde le monde, nous sommes en situation d’exil, en exil de notre être intérieur et de son expression dans le monde. La vraie liberté n’est dès lors pas possible.

Chacun d’entre nous a la capacité de diriger son attention vers sa dimension de profondeur la plus silencieuse, là où se trouve son être authentique. Chacun d’entre nous peut faire émerger puis grandir cette Réalité qui transcende l’espace/temps au cœur de son existence même. Nous sommes le lieu de rencontre de cette Réalité et du monde manifesté, de ce souffle puissant qui est l’énergie éternelle de l’univers avec ce que la vie a de plus fragile. Lieu de rencontre dont nous avons à exprimer le vécu chacun à notre façon. Plus profond est notre contact avec notre intériorité, plus vivante est la Présence en soi. Plus pénétrant est notre regard au plus près de la vie émergeante, créatrice, joyeuse, et moins c’est notre mental, issu de la mémoire, que nous projetons, nos désirs égotiques que nous imposons. Nous pouvons alors accueillir ce que l’énergie de la vie, toujours renouvelée, nous propose. Nous pouvons vivre dignement et avec responsabilité notre destinée humaine, accomplir ce grand mystère qui nous fait cheminer, au sein d’une dimension terrestre limitée, vers l’Infini.

La voie de retour vers soi, vers ce qui nous fonde, est portée par l’amour. C’est la seule voie universelle, rassemblant tout le vivant. Sans la conscience de cette énergie qui soutient le cosmos, nous ne pouvons réaliser ce qui doit l’être, nous ne pouvons découvrir la beauté de nos profondeurs, nous détacher du temps et de l’histoire, et écouter la Parole intérieure qui vient des origines. Sans notre consentement à nous laisser pénétrer par l’amour, la beauté de la vie ne peut se dévoiler, ne peut nous enseigner, hors des chemins balisés qui ne concernent que des politiciens ou des économistes sans âme. Sans retour vers notre intériorité, sans activation de ce qui en nous a la capacité de voir, d’intégrer, d’unifier, nous ne pouvons donner notre propre réponse à l’invitation de la Présence qui s’offre à notre cœur, à notre silence, à notre nudité intérieure. L’énergie de l’amour est hors du champ de la pensée, des concepts, des idéaux, car elle est au-delà des contraires. Elle n’a pas d’opposés, elle ne peut être comparée à la haine, à la violence, à la laideur dans le monde. Elle est Une. Elle est notre chemin.

Nous n’avons pas d’autre issue que ce monde soit meilleur, sinon son avenir sera très sombre. Notre aspiration à ce qu’il soit plus juste, à ce que l’énergie vitale de l’amour y circule avec plus de fluidité, constitue notre dignité d’être humain. Nous pouvons tous contribuer à l’émergence de cette réalité de paix et d’harmonie qui est là, qui respire, juste derrière…