La chose la plus réelle pour notre esprit est le corps, par lequel différentes sensations sont expérimentées chaque jour. Ce sont elles qui donnent le sentiment d’exister et l’illusion que nous vivons séparés. L’activité mentale qui y est reliée nous persuade que nous sommes cette apparence éclatante de jeunesse, puis sujette à la maladie, à la vieillesse et à la mort. C’est essentiellement de ce corps que nous nous préoccupons durant toute notre existence, lui donnant une importance première : il nous plaît ou nous tourmente, nous relie ou nous isole, mais nous masque toujours l’unité de la vie. Nous ne nous sentons exister que sous l’emprise de sensations corporelles auxquelles s’agrègent immédiatement des pensées et des émotions qui entravent l’attention nue, calme et pénétrante posée sur les évènements qui surviennent. Si nous ne mettons pas en mouvement notre corps, une anxiété aussitôt nous envahit. Nous sommes sans cesse poussés à bouger, à faire, à extérioriser la multitude d’idées superficielles qui naissent de l’effervescence de nos esprits enchaînés à notre apparence physique.
Un corps souffrant peut nous ramener au véritable sens de notre existence ici. Désormais nous ne pouvons plus gaspiller notre énergie en de vaines occupations, en des futilités qui nous agitent dans tous les sens. Nous avons l’occasion de réfléchir à l’aboutissement de notre vie, à la mort qui vient toujours très vite. Réfléchir à la mort nous recentre, nous fait aller à l’essentiel, stimule l’approfondissement de notre voie. Dans la maladie, la faiblesse physique, le handicap, nous sommes dépouillés de l’accessoire, hors de la course aux vanités. Nous n’avons plus rien à prouver, à justifier. C’est lorsque nous sommes en cette nudité, en cette aridité, que l’exigence d’authenticité se fait plus intense. Plus personne n’attend rien de nous. Nous pouvons Etre, enfin.
La maladie, la faiblesse physique, le handicap nous font d’abord prendre conscience de notre attachement au corps. Car de tous nos attachements, c’est à notre corps que nous tenons le plus. Ce lien nous maintient immergés dans nos souffrances. L’ego se construit à partir de lui. C’est parce que nous croyons à la réalité, tangible, de ce lien, que l’ego - qui n’a d’existence que celle que lui attribue le mental - s’enferme dans cet attachement et croit souffrir lorsque le corps est atteint. C’est ce même enfermement mental qui fait que nous ne ressentons pas l’énergie de compassion à l’œuvre en nous. Aucun évènement qui survient n’est en lui-même souffrance, pas même la grave maladie ou le handicap. Toutes les situations de la vie sont l’occasion d’une silencieuse découverte de ses expressions. C’est notre regard, sous l’emprise de pensées négatives, d’émotions perturbatrices, qui est porteur de souffrance. Dès que le corps devient faible ou douloureux, observez comme l’esprit intervient, évalue la situation, la qualifie de pénible, regrette l’état de santé antérieur, imagine le pire et génère de la peur. L’esprit au fonctionnement ordinaire est incapable de pénétrer le sens profond de l’évènement, de lui donner une direction, non vers l’extérieur, dans un combat ou une fuite angoissée, mais vers soi, vers cette source intemporelle qui nous habite et se connaît immortelle. Parvenir à l’absolue transparence : voici le sens de ce que nous dit la douleur du corps.
En un instant hors de notre dimension temporelle, ma conscience s’est reconnue lumière, infinie vacuité, dans une joie éclatante au sein d’un silence vibrant. Je suis revenue dans mon corps après cette grande Mort. Celui-ci s’en est trouvé altéré. Lorsqu’il y a un saut soudain dans la profondeur insondable qui révèle le mystère de la Réalité, il se peut que le corps ne puisse pas suivre. Il est comme brûlé. Il s’adapte ensuite difficilement à ce changement vibratoire trop rapide pour lui. Une douleur constante, avec des foudroiements plus ou moins intenses selon les moments, s’est installée sur tout le côté droit de mon corps. Mais cette douleur me concerne-t-elle vraiment ? Concerne-t-elle ce mystère rencontré au plus profond et qu’il est impossible de dire ? Je peux témoigner que rien de ce qui se manifeste à travers nos sens corporels et notre mental n’atteint notre dimension de profondeur.
Par sa violence parfois, l’évènement dramatique peut être ce point de retournement sur notre chemin d’accomplissement. Tout, dans notre vie, nous pousse à entrer dans la dynamique incessante de l’accomplissement de soi, de retour vers notre profondeur, vers ce qui est encore caché en nous, obscur, inaccompli, et qui demande à être vu, éclairé. Qu’est-ce que ce courant d’énergie qui me traverse à chaque instant me dit ? Qu’est-ce que je n’ai pas encore lâché de mes certitudes, de mes sécurisations, et que l’évènement vient me proposer ? Tant que je n’ai pas intégré l’énergie de l’évènement, je ne reçois pas une nouvelle connaissance, venue de mon fond de sagesse. Si je présente automatiquement des pensées négatives, l’énergie, non comprise, sera refoulée. La souffrance s’installera. L’énergie ne délivre l’information qui se trouve en son cœur que lorsqu’elle est intégrée, épousée. Tant qu’elle n’est pas épousée, elle est stérile.
C’est une vigilance de chaque instant. Tout notre être, le corps compris, est tissé de cette énergie qui informe et donne un sens à notre destinée. Notre corps possède des centres d’énergie récepteurs et émetteurs le long de son axe, dont chacun résonne d’une fréquence vibratoire spécifique, et dont l’origine est l’énergie pure, surgie de la trame du silence primordial. C’est le souffle qui orchestre, harmonise l’ensemble de nos courants vibratoires. Sommes-nous bien, à chaque instant, dans l’énergie du souffle universel ? Que faisons-nous de l’énergie inscrite au sein de chaque phénomène qui arrive à notre perception ? Cherchons-nous à l’extérieur des compensations – éphémères – à notre désarroi ? Ou assumons-nous ce qui nous est proposé afin de grandir en conscience ? L’épreuve n’a d’autre sens que ce retour intérieur, cet accomplissement de notre potentiel spirituel dévolu depuis l’origine. Même si nous ne comprenons pas d’emblée le sens de l’évènement qui surgit, il s’agit d’accepter qu’il ait un sens qui transcende notre entité corps/esprit. Dans cette acceptation, la conscience œuvre déjà pour son déploiement. Car c’est la conscience qui intègrera l’information et la transformera en un accomplissement qui la fera se déployer. Le moi, moins impliqué, laissera peu à peu la place à cet espace d’accueil et de respect de ce qui surgit. Il n’y a ni lutte ni résistance à opposer, mais offrande de ce qui nous touche. Chaque fois que nous ne nous laissons pas submerger par la souffrance et le désespoir, notre fond de sagesse croît. La douleur, la maladie, ici, ont un sens.
Vivre n’est pas autre chose que permettre à l’énergie informative de circuler librement en notre espace intérieur laissé ouvert. Ressentant dans mon corps des séquelles douloureuses, ces sensations sont accueillies avec douceur, et dans cet accueil, se trouvent englobées dans un vaste espace silencieux. Le seul espace qui soit, dont la forme est lumière… L’énergie pure y jaillit spontanément, unifiée par le souffle. Lorsque la douleur corporelle se fait trop vive, ébranlant tout notre être, il faut pratiquer la respiration consciente. En respirant ainsi, le souffle prend une puissance autre que celle résultant d’un simple automatisme. Ce n’est pas seulement de l’air qui nous pénètre, c’est aussi du feu, une part du courant d’amour universel. Le flot conscientisé s’engouffre dans nos canaux corporels, vivifie nos cellules, rend au corps son propre rythme, en accord avec son potentiel énergétique. L’activité cérébrale se calme d’elle-même, l’esprit devient incapable de produire des pensées angoissées, des émotions négatives. Par la seule attention au souffle, à cet invisible qui vient de loin et de si près… Il suffit d’être en harmonie avec cet inspir/expir de l’univers pour être présent, vivant. C’est la vraie méditation : une ouverture attentive, une actualisation du temps vécu, non pensé, non prolongé psychologiquement. Tout est là, dans cette respiration consciente : la joie, qui ne dépend d’aucune circonstance ; la paix, inhérente à notre fond intérieur. Tout est disponible par ce souffle, et notre attention à ce souffle. Nous demeurons libres de la douleur, reliés totalement à la vibration qui nous emplit, abandonnés à elle. Ce mouvement de l’énergie auquel nous participons ainsi en pleine conscience est l’amour, l’amour reçu, l’amour redonné, dans un échange avec tout le vivant, avec le cosmos, avec les millions d’êtres qui souffrent en ce moment. La compassion, qui est le rayonnement naturel de notre réalité, vibre fort en nous… Voici le principal enseignement de la maladie : la compassion.
La part de feu, d’énergie divine, contenue dans le souffle n’est information que lorsqu’elle est conscientisée : c’est cette qualité de lumière qui nous fait accéder à une nouvelle dimension vibratoire, à un autre niveau de réalité qui peu à peu nous mène à l’unité. Tant que notre multiplicité énergétique disparate, fragmentée, n’est pas vue, éclairée, elle s’avère douloureuse et problématique physiquement et psychiquement. Lorsque nous respirons calmement et profondément, nous sommes dans un mouvement d’émergence et d’absorption qui est la respiration cosmique même. Une fois entrés consciemment dans ce rythme éternel, notre propre respiration devient libératrice de toutes les douleurs inscrites dans l’éparpillement de nos énergies non maîtrisées. Nous participons du souffle cosmique et nous nous unifions en notre axe central. Nous avons changé de champ vibratoire : placés dans un courant créateur, nous avons pénétré dans une dynamique d’accomplissement, dont la clarté intérieure, porteuse de connaissance, est la manifestation, la réponse donnée. Nous sortons de la confusion, le chemin s’ordonne, chaque évènement, même douloureux, prend son sens. Par ce sens éclairé, nous rendons grâce de la vie reçue. Nous sommes libres, de cette liberté intérieure qui vient de la joie de s’abandonner au souffle de la vie… Dirigeons notre attention vers l’intériorité, vers notre être authentique. Par la vue pénétrante, nous entrons en résonance avec notre profondeur silencieuse. Elle est ce qui, en nous, accueille ; ce qui, affranchi du complexe corps/esprit, a la capacité de voir, d’intégrer, de guérir. En ce lieu de vacuité lumineuse, les peines et les angoisses se dissipent d’elles-mêmes. Nous ne recevons plus la maladie ou le handicap comme un phénomène pénible, mais comme une invitation à creuser au plus profond de ce que nous sommes. Plutôt que de lutter, plutôt que de nous épuiser psychiquement, nous donnons un sens intime et universel à l’évènement. Nous ne voyons plus seulement notre faiblesse physique, mais notre nature fondamentale, intacte, qui se tient derrière toutes les apparences, libre d’émotions destructrices, vide de souffrances. Quelle que soit l’évolution de la maladie, nous savons que l’être intérieur qui nous habite demeure inchangé. Il ne mourra pas, car il est le cœur de la lumière et de l’amour.
Ramana Maharshi continuait de rayonner de paix et d’amour malgré les douleurs causées par le cancer qui le rongeait. François d’Assise, dont la fin d’existence fut une suite interminable de souffrances physiques que rien ne pouvait soulager, est resté animé d’une puissante force intérieure jusqu’au bout. Leur cœur débordait d’amour et de compassion. La pure énergie divine, à laquelle ils ne faisaient pas obstacle, vibrait fort en eux…
Vivre sans crainte, le cœur libre… Ne pas se laisser emporter émotionnellement par les douleurs physiques… Témoigner que la maladie, la faiblesse, le handicap ne génèrent pas en eux-mêmes de souffrance. Celle-ci n’existe pas si nous ne la créons pas mentalement. Tout ce qui vient à nous est une manifestation de l’énergie pure. « L’énergie en elle-même est pure. Le problème, ce n’est pas ce qui s’élève, c’est comment nous y faisons face. » (Sogyal Rinpoché) Tous les phénomènes qui s’offrent à notre regard, à notre écoute, à notre contact, sont l’absolu qui se révèle. Voir ceci, en conscience, sans l’interférence de pensées qui parasitent l’accueil, rend la vie… vivante ! C’est par la conscience que nous pénétrons au cœur de la vie. C’est elle qui perçoit avec clarté, sans juger, sans exiger, sans figer. Il nous faut découvrir cet observateur silencieux et comprendre que c’est notre esprit seul qui bloque le flux naturel du mouvement en s’y identifiant, au point qu’il ne laisse plus aucun espace à la respiration divine en nous. Nous devons rendre possible la présence de la conscience dans notre intériorité, palpable à chaque mouvement de la vie, la laisser entrer au sein de chaque évènement qui se présente. Lorsque nous permettons à la conscience d’émerger au cœur de l’instant, aucune douleur ne peut nous abattre. La souffrance ne fait pas partie de sa nature lumineuse. Elle n’occupe notre esprit que tant que nous n’avons pas réalisé qui nous sommes, cette essence qui transcende toutes les limitations de l’existence terrestre.